2013 – Gaya Music Production
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Samy Thiébault (Saxophone Ténor, compositions) – Julien Alour (Trompette & Flugelhorn ) – Méta (Chant, Percussions) – Sylvain Romano (Contrebasse) – Philippe Soirat (Batterie) – Adrien Chicot (Piano) – Alexandre Freiman (Guitare électrique)
Samy Thiébault, « Clear Fire »
Il voulait faire de la philo, il a fait de la musique, mais chez Samy Thiébault, comme chez nombre de musiciens qui ont donné au jazz toute sa dimension, l’une n’est pas détachée de l’autre. Ou, tout au moins, il n’est pas rare que ceux qui la pratiquent trouvent dans l’exercice de la musique une dimension spirituelle qui n’est pas étrangère aux ambitions de la philosophie, qu’il s’agisse de mieux se connaître soi, d’accéder à une transcendance ou de libérer la conscience. En se plaçant sous la tutelle de Baudelaire et de son « feu clair » qui purifie l’âme, « Clear Fire » s’ordonne explicitement sous le signe d’un cheminement de l’esprit. Déjà son disque « Gaya Scienza » en 2007 développait sous la forme d’une longue suite l’idée d’un éveil spirituel. Quant aux « Upanishad Experiences » en 2010, elles articulaient des poèmes de Nietzsche et de Baudelaire dits par Jackie Berroyer avec des compositions pour une large formation dans l’ambition de faire se correspondre la parole poétique et le langage musical. S’il n’est pas structuré de manière aussi formelle que les opus qui l’ont précédé, « Clear Fire » n’en est pas moins habité par une même urgence qui cherche à se résoudre, d’abord, par la musique. L’album se décompose en une série de morceaux qui empruntent leur titre à des concepts de la philosophie antique pour mieux retranscrire, comme sous la forme de fragments, une part des interrogations qui en sous-tendent l’écriture.
Au commencement était la parole, certes, mais c’est par le rythme que, cette fois-ci, Samy Thiébault a pensé sa démarche, même s’il a maintenu la présence d’une voix dans l’écheveau de ses compositions. Cette voix, c’est celle de l’étonnant Méta, dont la présence ne vise pas à dire mais à chanter en s’imbriquant dans les lignes mélodiques des compositions, tel le plus ancien des instruments. Entendu auprès de François Théberge ou de Nicolas Genest, le vocaliste renoue dans la liberté de son scat avec quelque chose de primordial, d’essentiel, une sorte de protolangue qui nous ramène aux fondements immémoriaux de la musique. Quant au rythme, il prend une dimension essentielle dans le répertoire écrit par Samy, se rattachant dans son ardeur à une quête du feu coltranien, mais participant aussi d’une tendance profonde du jazz contemporain à explorer dans les décalages métriques de nouvelles voies d’improvisation. De la voix de Méta à la batterie de Philippe Soirat se dégage ainsi une ligne de force métaphorique de l’album, qui tente de faire émerger de l’éveil des corps et de l’obsession entrainante des rythmes la naissance d’un chant libérateur de l’esprit et de l’âme dont l’instrument et le souffle ne seraient que la médiation. De la musique comme élévation.
« Clear Fire » n’est pas un disque anonyme comme on en entend trop souvent. Il est habité par une authentique énergie, il est porté par un élan viscéral, animé d’un souffle qui donne à la musique une chaleur qui fait défaut à tant de productions actuelles, où la musique tient plus de l’exercice formel que d’une démarche personnelle. Avant toute chose, parce qu’il est intimement lié à celui qui l’a produit, il s’incarne dans le son d’un instrument – le ténor de Samy Thiébault, irradié de l’intérieur d’un faisceau d’influences qui surgissent par éclats et accentuent le relief de son phrasé. Mais il prend aussi corps grâce à un groupe, ce sextet composé de musiciens (le trompettiste Julien Alour, le pianiste Adrien Chicot, le contrebassiste Sylvain Romano) qui sont pour la plupart des compagnons de route du leader depuis plusieurs années, liés par une amitié qui se traduit par une cohésion dans la sonorité de l’ensemble et une âme collective qui donnent à leurs interprétations une dimension supérieure. Et si l’on entend dans le ténor de Samy des intonations qui nous rappellent par endroits Joe Henderson, Charles Lloyd ou David El-Malek, c’est qu’il est allé chercher dans l’intensité du jeu de ses aînés les moyens de mieux discipliner le sien, de donner à sa propre inspiration les armes pour se faire entendre et provoquer ce mystère du jazz qui fait jaillir de soi, telle une source insoupçonnée, de l’inouï qui, pourtant, semble parler la voix de l’évidence.
« Dionysiaque », comme le souligne l’une des plages du disque particulièrement vibrante, cet album l’est à plusieurs égards, à la fois dans ses ambitions et dans son résultat. Parce qu’il croit à la puissance de la danse et aux vertus de la fusion, il ne se réduit pas à celui qui l’a écrit, ni à ce qu’il a écrit. Il s’échappe de la banalité du déjà-entendu et ose s’aventurer sur des territoires qui ne sont pas les plus balisés. Il va chercher dans l’improvisation ce « feu » rimbaldien qui rend l’existence plus riche, provoque l’intensité du jeu et tend à allumer la flamme de chacun, invitant les solistes à dépasser les gammes apprises pour accéder à quelque chose de plus imprévisible, de plus saisissant, qui nous parle et nous relie. Il tente d’approcher dans l’interaction et grâce à l’énergie du collectif cet au-delà des notes qu’on appelle la musique et qui peut être, quand elle parvient à y accéder, la plus extatique des jouissances esthétiques…
Vincent Bessières